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samedi 2 février 2013



Plaisir du texte et subversion chez Roland Barthes

Les analyses de Barthes dans Le plaisir du texte partent de la distinction de deux types de texte, elle-même fondée sur l’opposition lacanienne du plaisir et de la jouissance. Soit l’on assimile l'écriture et la lecture d'un texte directement à un plaisir, ou du moins à une pratique répondant à la fonction régulatrice du principe de plaisir ; soit l’on ouvre “par le texte la brèche de la jouissance, de la grande perte subjective, identifiant alors ce texte aux moments les plus purs de la perversion, à ses lieux clandestins”. Notons d’emblée cette référence à la perversion que Barthes — avec d’autres — n’assimile pas à une structure clinique mais plutôt à une forme générale de subversion des modèles productifs sociaux. A l’intérieur de cette forme, par contre, il serait possible d’établir une sorte de “typologie des plaisirs de lecture” où l’on verrait par exemple le fétichiste et sa manie du mot, du segment découpé ; l’obsessionnel et son attachement à la lettre ainsi qu’aux langages désincarnés ; le paranoïaque avec ses constructions retorses ; l’hystérique qui “prend le texte pour argent comptant”, “se jette à travers le texte”... Mais ce qui est pervers en général — dépassant par-là le stade du plaisir — c’est de proposer le plaisir (“en soi” si l’on peut dire) comme fin, et donc de remplacer le principe de production par celui de consommation. Car la consommation sans retenue ne va pas sans la destruction et aussi, paradoxalement, la conservation de l’objet concerné qui n’est autre ici que la langue ; une conservation qui n’est pas néanmoins une préservation mais au contraire une défiguration distraite ou acharnée, méthodique ou anarchique. Barthes utilise alors une métaphore qui s’impose à tous : “L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère (...). J’irai jusqu’à jouir d’une défiguration de la langue (...)”. La perversion subversive ou la subversion perverse va au-delà de la simple contestation formelle voire formaliste qui ne fait qu’inverser les valeurs établies ou s’inscrit naïvement dans la marche d’un “progrès”. Barthes cite alors comme exemple de “subversion subtile”, d’évitement radical de la norme, l’écriture de Georges Bataille dont il nous dit qu’il “n’oppose pas à la pudeur la liberté sexuelle, mais... le rire”. Du point de vue de la jouissance, opposé à celui de la connaissance ou même de l’“esthétique”, le critère majeur est celui de l’opposition entre l’exception et la règle, soit entre le Nouveau et l’Ancien. “Le Nouveau c’est la jouissance” écrit-il. Freud le pensait également à propos de la sexualité chez l’adulte. Mais l’exception ou l’excès peuvent prendre aussi la forme apparemment contraire de la répétition, de sorte qu’en réalité il faut compter deux catégories de “textes de plaisir” : ceux qui jouent sur la répétition à outrance, et ceux qui produisent les séquences les plus inattendues. “Dans les deux cas, c’est la même physique de la jouissance, le sillon, l’inscription, la syncope : ce qui est creusé, pilonné ou ce qui éclate, détonne”.
C’est dans une certaine passivité, une posture de pure lecture, si l’on peut dire, que Barthes décèle la perversion. Celle-ci est incarnée au mieux, selon lui, dans la lecture tragique où “je prends plaisir à m’entendre raconter une histoire dont je connais la fin (...). Par rapport à l’histoire dramatique, qui est celle dont on ignore l’issue, il y a effacement du plaisir et progression de la jouissance”. Les textes de jouissance sont sans finalité, sans transitivité. Mais ici il nous faut distinguer le texte et la lecture, l’objet et le sujet — bien que l’écart soit justement des plus ténus dans ce cas. Pour que la perversion soit au niveau de la jouissance, au point de la définir, il faut considérer l’extrême perversité de ce qui est “toujours déplacé, extrême vide, mobile, imprévisible” et non les petits déplacements métonymiques de la perversion ordinaire. Autant dire qu’il s’agit d’une perversion fomentée par le sujet lecteur, totalement idéalisée et fantasmée, qualifiée de “pure” — il s’agit autrement dit du fantasme pervers d’un sujet névrosé. C’est la “textualité” qui est perverse tandis que la lecture se définit comme névrose, pendant que le “texte” est enfin laissé à son non-sens matériel. D’ailleurs Barthes décrit explicitement la lecture comme “engageant le rapport de la névrose lectrice à la forme hallucinée du texte”. Dans un autre passage, reprenant la thèse de Lacan selon laquelle le plaisir est dicible tandis que la jouissance non, Barthes met en balance et même en concurrence la position hystérique qui consiste à appréhender directement le texte par où il nous échappe, c’est-à-dire par le vide central de la jouissance qu’on ne peut affirmer qu’en l’habitant “en un plagiat éperdu", avec la position obsessionnelle qui se contente de réitérer à l’infini la lettre du plaisir, dans la citation ou la critique : non que l’obsession ne soit pas perverse à sa manière, mais elle n’affirme pas spécialement l’essence de la lecture qui n’est en rien réécriture ou production. L’ennui, la vacance, voire le “décrochage” sont des formes de la jouissance car ils ne résultent pas d’un accident de la lecture, ne sont pas dus au texte lui-même mais à une élaboration complexe qui conduit le sujet à cette approche négative de la jouissance (autant regrettée que désirée) qui est fondamentalement absence de plaisir ; c’est pourquoi il est dit que l’ennui “est la jouissance vue des rives du plaisir”.
Reste cette dualité insistante des termes “plaisir” et “jouissance”, et à l’intérieur du plaisir les syntagmes “plaisir du texte”, “texte de plaisir”. Laissons Barthes s’expliquer d’abord : “ces expressions sont ambiguës parce qu’il n’y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l’évanouissement). Le “plaisir” est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt extensif à la jouissance, tantôt il lui est opposé”. L’ambiguïté porte donc sur le mot “plaisir”, et nous comprenons qu’il est certaines fois utilisé au sens de jouissance et d’autres fois au sens strict de plaisir. Conséquemment l’expression “plaisir du texte” signifie la jouissance tandis que par “texte de plaisir” on en reste à l’économie simple du plaisir, et on lui oppose la formule “texte de jouissance”. Les choses seraient à peu près claires et simples si l’on pouvait en rester là. Mais on ne le peut. Tout l’intérêt du livre de Barthes réside pourtant bien dans son titre : Le Plaisir du texte. Le “plaisir” et non la “jouissance”, alors que rien, aucun accroc de consonance ou de style, n’interdisait ce terme. D’ailleurs est-ce bien sûr ? L’emploi du mot plaisir, tout comme la référence en général au plaisir, ne sont-ils pas plus subversifs — plus jouissifs, par là-même, dans la logique de Barthes — que le concept ou le terme de jouissance ? Le mot plaisir se suffit à lui-même, ne remarque-t-on pas “la force de suspension du plaisir” comme l’écrit Barthes lui-même, le fait que “le plaisir est un neutre (la forme la plus perverse du démoniaque)” ? Car tout neutre qu’il soit, éventuellement tout trivial qu’il soit, il ne présente pas moins la jouissance sous un jour insolent, d’une façon peut-être moins “classique” que ne le fait Lacan lui-même. La jouissance n’est pas seulement impossible. Il reste que l’interprétation “perverse” de la jouissance, omniprésente chez Barthes, reste un fantasme littéraire ; c’est la textualité qui est perverse et qui, sans doute, surdétermine largement la thèse et l’écrit de Barthes. Le plaisir du texte n’est pas encore le plaisir et le texte de jouissance n’est pas la jouissance. Il ne saurait l’être d’ailleurs, bien qu’il y tende chez Barthes sous l’impulsion de la lecture. Mais le “texte” barthésien n’admet la jouissance qu’à travers le prisme de la littérature — fantasme névrotique cette fois. Interdiction de jouir du texte hors littérature, interdiction de la jouissance ou du plaisir en dehors du texte...

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