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dimanche 5 décembre 2010

Un nouveau média adossé aux anciens: WikiLeaks et les mythes de l’ère numérique

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Archives — Septembre 2010

Un nouveau média adossé aux anciens

WikiLeaks et les mythes de l’ère numérique

Avec ses révélations sur la guerre en Afghanistan, le site WikiLeaks éclaire la puissance des médias coopératifs. Pour autant, ce coup d’éclat n’inaugure pas une ère marquée par la fin des censures, le dépassement des frontières nationales et l’épuisement des médias traditionnels.

Par Christian Christensen

La publication par le site Internet WikiLeaks.org, le 25 juillet dernier, du « Journal de la guerre d’Afghanistan » — une masse considérable de rapports d’incident décrivant le quotidien de l’armée américaine — a fait la « une » du Guardian, du New York Times et du Spiegel. Commentée par la presse du monde entier, cette divulgation a suscité un vaste débat sur la puissance montante des médias participatifs et du journalisme numérique. La plupart des discussions sont influencées par trois mythes de l’ère numérique qui prennent leur source dans une vision déterministe et naïve de la technologie.
Premier mythe : les médias dits « sociaux » — dont le contenu est coproduit par les utilisateurs — disposent d’un pouvoir spécifique. On s’est beaucoup interrogé sur ce que l’événement révélait du rôle des nouveaux médias coopératifs, notamment dans la couverture des conflits armés. La question n’a rien d’inintéressant, mais elle illustre une confusion de plus en plus répandue : celle qui conduit à mettre toutes les formes de médias « sociaux » (blogs, Twitter, Facebook, YouTube ou WikiLeaks) dans le même panier. Parce qu’ils exploitent une technologie identique, tous ces supports formeraient un ensemble homogène.
Or, à la différence des autres médias coopératifs, WikiLeaks soumet tout document destiné à la publication à un processus de vérification approfondi. Un détail ? Loin de là : cette démarche met en lumière le caractère fantaisiste des illusions « techno-utopiques » selon lesquelles nous observerions l’avènement d’un « monde ouvert » où chacun œuvrerait à répandre la vérité sur toute la planète en publiant ce que bon lui semble.
L’influence de WikiLeaks ne tient pas à la technologie, mais à la confiance que peuvent avoir ses lecteurs dans l’authenticité des documents qu’ils y consultent. Sur YouTube (une plate-forme qui diffuse des contenus envoyés par les internautes), on trouve des centaines de vidéos filmées en Irak ou en Afghanistan qui montrent les forces de la coalition engagées dans des actes d’agression difficiles à justifier, ou même purement et simplement illégaux.
Pourtant, aucun de ces documents n’a eu autant d’impact qu’un autre de même nature publié par WikiLeaks : le massacre d’un groupe de civils — dont deux journalistes de Reuters — par un hélicoptère de combat américain dans la banlieue de Bagdad. Pourquoi ? Parce qu’une information n’a de valeur que si elle est vérifiable. Les médias « sociaux » ne sont donc pas tous égaux face à l’information : il serait erroné de leur attribuer la même capacité d’influence.
Deuxième mythe : l’Etat-nation est en voie de disparition. Une large part du discours qui glorifie Internet repose sur l’idée que nous vivons désormais dans un monde dépourvu de frontières. Selon Jay Rosen, professeur à l’université de New York, WikiLeaks constituerait même« le premier organe de presse échappant à tout pouvoir étatique ». Or, c’est tout le contraire. Si l’affaire nous apprend quelque chose, c’est bien que l’Etat-nation est loin d’être sur le départ. Les responsables de WikiLeaks l’ont bien compris.
Le site est basé en Suède. A ce titre, il bénéficie du niveau de garantie exceptionnel que la loi suédoise offre aux « lanceurs d’alerte » en termes de protection de l’anonymat des sources (1). Mais ce n’est pas tout. Si c’est une société suédoise — PRQ — qui l’héberge, tout document adressé au site passe par des serveurs situés en Belgique. Pour quelle raison ? Parce que celle-ci dispose également de lois très strictes sur la protection des sources. Enfin, son fondateur, M. Julian Assange, a choisi de présenter la vidéo du massacre de Bagdad évoquée ci-dessus en Islande, pays qui vient de promulguer un ensemble de lois — Icelandic Modern Media Initiative — destinées à en faire un refuge pour les lanceurs d’alerte et le journalisme d’investigation.

Evolution n’est pas
élimination

De multiples exemples illustrent le rôle joué par les Etats et les lois nationales dans le monde numérique, depuis la récente décision des Emirats arabes unis et de l’Arabie Saoudite d’interdire l’utilisation de la fonction de messagerie instantanée des terminaux BlackBerry jusqu’à l’interdiction de YouTube en Turquie. S’il est vrai que la structure de WikiLeaks a été pensée de façon à contourner certaines législations nationales (grâce à la technologie numérique), elle est également destinée à tirer avantage des lois d’autres pays. Le site n’existe ni au-dessus ni au-delà des lois : il « pioche » dans les cadres juridiques qui lui sont le plus favorables.
Troisième mythe : le journalisme est mort (ou agonise). « Les nouvelles concernant ma mort sont très exagérées », avait estimé l’écrivain américain Mark Twain. On pourrait en dire autant de ce métier. Certes, l’exemple de WikiLeaks montre que la technologie nous contraint à redéfinir ou, en tout cas, à préciser le sens du mot « journalisme », mais il confirme également le rôle central de cette profession dans la diffusion de l’information.
Plusieurs semaines avant de mettre en ligne ses documents sur la guerre en Afghanistan, WikiLeaks les a transmis à trois quotidiens grand public d’envergure internationale (The Guardian, The New York Times et Der Spiegel) et non à des publications « alternatives ». Une décision judicieuse, car, si ces documents avaient été directement mis en ligne, les organes de presse du monde entier se seraient précipités sur les informations, produisant un ensemble chaotique d’analyses dispersées et confuses. L’attention s’est au contraire focalisée sur trois journaux qui avaient eu le temps et les moyens d’analyser et de résumer les documents.
On le voit, les hérauts de la mort du journalisme et ceux de la disparition de l’Etat-nation commettent la même erreur : ils confondent évolution et élimination. Les circonstances et le succès de la diffusion du « Journal de la guerre d’Afghanistan » montrent que le journalisme « traditionnel » n’a rien perdu de son utilité. Seule la nature du rôle qu’il est amené à jouer change depuis une vingtaine d’années.
Le mythe de sa mort — et celui du triomphe des médias « sociaux » — repose sur l’illusion qu’il existerait un lien causal entre information et progrès démocratique. Or, l’idée que l’accès à une information « brute » est en soi porteur de changement plus ou moins radical s’avère aussi naïve que celle qui attribue le même pouvoir intrinsèque à la technologie. L’information, tout comme la technologie, n’est utile que grâce aux connaissances et aux compétences qui permettent d’en faire un usage pertinent. WikiLeaks n’a pas choisi trois journaux proches idéologiquement, mais trois médias qui disposaient des ressources organisationnelles, professionnelles et économiques permettant de diffuser et de rendre accessibles les documents en question.
A rebours de tous les discours qui présentent l’univers numérique comme horizontal, sans confins et fluide, cet épisode nous rappelle que les structures, les frontières et les lois n’ont rien perdu de leur importance.

Christian Christensen.

Christian Christensen

Professeur associé, département des sciences de l’information et des médias de l’université d’Uppsala (Suède).
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(1) Notons qu’il subsiste quelques doutes quant à la possibilité pour WikiLeaks de s’abriter derrière la législation suédoise.

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